|  |       Dans  les  années  60,  un  point  faisait  débat  au  sujet  de  la  sculpture  :  l’anthropomorphisme  de  l’œuvre.  Il  fallait se méfier des formes organiques, des dimensions similaires à celles du corps humain et des collages de  fragments  qui  pouvaient  évoquer  une  structure  complexe,  un  rappel  des  ensembles  composés  et  sophistiqués que nous offre la nature. Cette ère a fait son temps et il semblerait qu’il soit, en sculpture, de nouveau  question  d’assemblages  :  assemblages  de  formes,  d’objets,  de  textures,  de  consistances,  mais  aussi de fictions.On pourrait même écrire que les objets et les textures fonctionnent aujourd’hui comme autant de récits qui, une fois les fragments assemblés, forment une histoire nouvelle. L’objet ancien et le nouveau se superposent comme différents moments d’un conte, le précieux et le trivial entament leur lutte des classes, l’organique se confronte à l’anonymat du géométrique, et peut-être les espaces vides (des tubes, des contenants) deviennent autant de mystères et d’ellipses contre le caractère factuel d’un volume immédiatement reconnaissable. Leur mise en commun et en scène déjoue en conséquence la description, car comment décrire un groupe hétérogène de significations symboliques, d’objets dont on ne connait parfois pas la fonction ou la biographie ? Qui plus est, comment décrire un enchaînement de signes et  de formes dont on peine à percevoir le début, la fin, le centre, ou dont les origines et les tenants sont, pour l’artiste dont nous allons parler, trop intimes ou mouvants pour être dévoilés ?
 Les assemblages de Charlie Boisson sont de cet ordre et leurs matières, leurs éléments, tiennent comme autant de métonymies. Des parties pour des touts, différentes définitions ou approches fétichistes, l’orteil ou le pied pour le corps entier d’un amour manquant et inaccessible, la sangle, l’élément de mobilier, pour des pratiques plus ou moins fantasmées, un morceau de vitre pour une fenêtre disparue... Le fétiche crée l’espace où la mécanique de l’imaginaire fait une avec celle du désir, et qu’ils deviennent tous les deux hors de contrôle, frôlent le déséquilibre, effleurent la chute.
 Car de chute et de mécanique il est question de manière plus concrète quand les objets sont placés dans un apparent déséquilibre, des tensions orchestrées, par exemple, par des élastiques ou des ressorts. Sans équivoque, quand on cherche avec l’artiste un modèle ou un référent formel, Charlie Boisson signale ses emprunts aux formes du flipper, aux mécanismes ayant pour but de garder en apesanteur une boule qui ne cesse de tomber et de rebondir n’importe comment. Les lois de l’attraction et de la répulsion magnétiques, les forces électriques, les ondes régulant ce qui nous entoure se mêlent à la gravitation universelle et rendent manifeste la présence de puissances invisibles qui agissent indépendamment de notre contrôle.Mais  l’artiste  reprend  aussi  le  panneau  vertical  et  recouvert  d’inscriptions  de  la  «  machine  à  jouer  »,  stèle  funéraire  contemporaine  farcie  de  technologie.  Assemblage  crypté  de  sigles  et  de  logotypes,  le  flipper,  représentant  alors  l’humain  contre  les  absurdités  apparentes  de  l’objet  et  de  la  physique,  produit  au  final  une sorte de schéma de pensée dans lequel peut s’inscrire la pratique de l’artiste. La machine est peut-être aussi une métaphore du tragique : on sait que ça va mal finir et qu’elle va gagner, il s’agit juste de gagner un peu de temps.
 Au fil de nos discussions, Charlie Boisson m’a aussi parlé de son attirance pour les symboliques occultes, là où le jeu d’arcade rejoint la mystique. On les retrouvera dans ses collages et ses jouets comme autant de codes secrets (ou d’accessoires steam ou cyberpunks ?) qui sont intégrés à la disparité des objets et des matériaux.
 Car il n’y a pas de fantasme ou d’imaginaire sans caractère social ou rituel, sans référence à une secte ou une religion hypothétique et lointaine, sans communion, sans l’énonciation d’une utopie. Car dans chaque chose  il  existe  un  lien  au  corps  et  à  l’inconscient.  C’est  pourquoi,  étrangement,  l’anthropomorphisme  de  l’œuvre est inévitable, qu’il renvoie au mobilier ou à la prothèse, à une figure vivante ou à un cercueil. Alors le mécanique et le hiéroglyphe font resurgir, dans leurs hétérogénéités assumées, fantasmes et cultes anciens, comme une métaphore de l’art et de ses pulsions.
   
       ©2019, pour le livret de son exposition personnelle à L'Ahah Au ciel, sous terre, par tous les trous |