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Je ne me sens pas habité d'une illumination lucide extraordinaire aujourd'hui...

 

Airault-Fivel

Théodore Fivel :
Je ne me sens pas habité d’une illumination lucide extraordinaire aujourd’hui. Je n’ai pas d’inspiration. Je souffre d’un truc vachement grave : j’ai toujours 15 ans, 15 projets dans des tiroirs et pas d’endroits pour les montrer. Je ne peux pas avancer tant que je ne les ai pas terminés. En fait, j’ai beaucoup de mal avec l’ego artistique d’aujourd’hui qui fait que c’est chacun pour soi : il n’y a plus de partage, d’échange. Il n’y a plus de liberté ; pourtant, l’art est quand même une liberté.
Tous les artistes que je connais et qui commencent à marcher sont des gens qui ont toujours été très libres et qui font ce qu’ils veulent. Moi aussi, j’ai toujours été libre, c’est bien mon problème. J’ai toujours fait ce que je voulais en me disant que la beauté, la vérité, ça paierait un jour. Et j’ai toujours peur que les gens ne comprennent pas mon travail. Mais est-ce que la vérité est quelque chose qui se comprend ? L’autre point dommageable, c’est que je fais plusieurs choses à la fois, je ne sais pas faire autrement. Ça ne m’aide pas. Je finis par douter de posséder une vérité et de pouvoir la dire. Les gens se perdent à cause de ça.
En fait, cette peur de l’incompréhension va de pair avec un désir : faire des objets minimaux et sobres, pour séduire, pour me sentir le bon élève, pour imiter l’artiste travailleur, ou comme une espèce de vieux sage penché sur son labeur. Cette tendance se frotte à une autre qui, elle, me pousse à faire des objets kitsch et de mauvais goût. C’est un grand besoin et je trouve ça important. Il suffit de voir un clochard, un freak, pour se rendre compte que les belles choses, les choses risquées, sont à portée de main. Que l’exception dans les objets, dans les attitudes, peut se trouver partout. Il faut juste regarder, écouter et ne pas avoir peur de descendre dans la rue.
J’ai parfois l’impression que les artistes s’imitent tous les uns les autres, qu’ils font référence les uns aux autres, et, quand ce n’est pas le cas, qu’ils blindent leurs œuvres ou leurs discours de références, ce qui revient souvent à dévitaliser ce qu’ils veulent montrer, à lui enlever sa force et son potentiel originel. En tout cas, ils ne descendent plus dans la rue, ils se réfugient derrière quelque chose.
Il faut travailler avec sa peur, il faut être orphelin d’idées, de références. Je sais que c’est un peu adolescent dit comme ça, mais ça doit rester le point de départ et le résultat.

Damien Airault :
Je suis plutôt d’accord. Et ce n’est peut-être pas à moi de parler maintenant mais je vais tenter le coup. Tu sais qu’on te voit, à juste titre, comme un dandy. La quête de l’exception est en rapport avec ça : ton goût pour des fringues que les personnes comme moi perçoivent comme excentriques, alors qu’il s’agit juste, avec des moyens simples, de ne pas se conformer, et de rechercher une apparence en cohésion avec ce que tu ressens être à l’intérieur. Ce dandysme est important, car, comme tout le monde le sait, tes airs d’illuminé et cet habillement sophistiqué sont aussi un postulat éthique, en tant qu’ils affirment une position dans le monde et une manière d’être avec les autres. C’est exactement l’inverse de la misanthropie, c’est une forme de générosité construite qui consiste à souhaiter être beau et à vouloir le partager, tout comme certains, par exemple, cultivent avec soin leur humour ou leur répartie. Je suis parfaitement conscient d’être dans la psychologie la plus banale quand je dis ça et m’en excuse.
Mais, quitte à parler de position éthique, de peur, de courage, de risque, de générosité, ce qui est certes très important, je renverrais tout ça vers les formes que tu emploies et ta façon, comme tu le disais il y a quelques minutes, de diviser ta pratique en deux. D’un coté, les formes séduisantes, de l’autre, des postulats plus inquiétants et plus gratuits, faciles, provocateurs, qu’on appelle entre nous ton côté « Bad Art ». Comme s'il y avait chez toi, un « bad boy » et un « good boy », alors que la plupart des artistes essaient de faire cohabiter ces deux versants dans les mêmes pièces, ou bien n’investissent tout simplement pas de composantes psychiques ni d’humeurs dans leur travail. Finalement, je crois que ce qui m’intéresse d’abord chez toi se situe dans cette capacité transpirante à transmettre des états d’insécurité, de colère, d’amour, de calme ou de trouble.
Ensuite, il est très étrange de constater que ton inquiétude vis-à-vis de l’incompréhension du spectateur se matérialise, dans chacune de tes œuvres, par une volonté de prendre soin de ce même spectateur. Quand tu mets une meurtrière devant ton installation au Palais de Tokyo , ou quand nous avons fermé la salle d’exposition du Commissariat , ou dans tes multiples visites d’atelier, ou encore dans tes spectacles avec le Grand Bizarre , tu gardes le souhait de gérer l’espace et le temps du spectateur. Ça n’a rien d’une peur ou d’une volonté dirigiste, c’est une façon de montrer de l’attention pour ses invités comme peut l’être un bon commissaire d’exposition ou maître de maison : « Asseyez-vous là s’il vous plaît », « En entrée, je vous ai préparé ceci », etc. Évidemment, le but du jeu est de rester discret avec une succession de petites lois, et de faire disparaître ces dernières dans l’intelligence d’un ensemble. Ainsi, tout le monde profite au mieux de sa soirée, son exposition, son repas, son œuvre d’art.
J’aime beaucoup cette idée que l’on peut voir tes œuvres selon une durée prédéfinie, ou que tu imposes un point de vue ou une distance avec tes sculptures : un luxe que les artistes s’offrent trop rarement et qui consiste à prendre en compte l’hospitalité.
Et j’en viens ici au « Bad Art », et au dégoût. Que ce soit dans la séduction la plus outrée – casques de robots, peintures de sable coloré, effets lumineux – ou une sorte de délectation mystique dans le ratage – jouer lentement de la harpe désaccordée à quatre cordes pendant vingt minutes –, il s’agit soit de séduire le spectateur pour dans le même temps le décevoir (un peu comme une barre chocolatée, un plaisir coupable), soit de mettre le spectateur à distance pour le récupérer sur la fin. Ton travail crée une sorte de deuxième moment, qui vient d’une incohérence fondamentale entre jugement et instinct et d’un mix entre mode de vie et recherche de l’harmonie. Les peintures de sable notamment, que tu produis à la pelle – si j’ose dire –, concilient l’esthétique des magasins de souvenirs avec une réflexion formaliste sur les enjeux du tableau : l’absence volontaire de composition, des reliefs générés par le matériau et la couleur.
En fait de dandysme, il s’agit d’un travail de l’innocence.

Théodore Fivel :
Tu es extra-lucide, tu m’as parfaitement compris.

 


pour le Magazine Code 2.0, 2012