|  |     L'esthétique du soupçonAline Bouvy & John Gillis
 
 
 
 Il  paraît qu’Aline et John sont les meilleures personnes du monde : des  fêtards, des prolétaires, d’une créativité illimitée, des bosseurs, des têtes  brulées, des champions de la Danse des  canards comme de la couture de précision, des artisans, des dragueurs... Alors  ne m’en veuillez pas si cet article n’est pas rédigé sous le sceau de l’objectivité,  et que je leur octroie à mon tour toutes les qualités : c’est normal, ils  sont deux. Et je ne veux pas me faire d’ennemis en ce moment.
 Nous  allons parler aujourd’hui de leurs peintures récentes, celles qui ont été montrées  jusqu’au 6 mai au Beacon Arts Building de Los Angeles ,  qui représentent une surprise dans leur pratique et, à vouloir prédire  l’avenir, pourrait y provoquer un tournant.
 Aline  et John inventent des images dans le sens le plus noble et le plus dingue du  terme. Si ils ont été capables, par le passé, de rivaliser d’astuce en  mélangeant les matériaux les plus étranges dans un style expressionniste, dans  la déformation agressive et torturée de motifs, leur retour à la peinture réaliste  marque peut-être une volonté de se recentrer sur ce qu’est la fabrication d’un  image. Il s’agit en effet de se confronter à la « page blanche »,  d’une part, et à la tradition, d’autre part, là où elle offre des possibilités  infinies. Car construire une image à partir de rien reste le nec plus ultra de  la création plastique, là où on se confronte à ses ancêtres, et là où l’esprit peut  et doit investir chaque centimètre carré de matière et où tout est malléable et  interchangeable.Ensuite  on pourrait s’étendre pendant des heures sur l’iconographie et les différents  clins d’œil contenus dans leurs tableaux : le néon (source de lumière) peint  à l’intérieur du cadre, le jeu de collage et de disproportion, la facture  réaliste qui place la chose dépeinte entre rêve et réalité, les saillies  abstraites, les contrastes de matériaux peints (mou/dur, mat/brillant), les  fonds unis inquiétants, comme si les objets avaient été photographiés sur des  scènes de boites de nuit vides.
 Mais  le choc vient d’une barbarie effrayante, une agressivité, obtenue par un rendu  en trompe l’œil d’éléments absurdes ou monstrueux. L’étrangeté du masque, la  froideur du néon ou d’une canette froissée apparaissent comme autant d’éléments  flottants, prêts à nous sauter à la figure. Ici la peinture, dont le caractère  abscons peut autant provoquer la peur, qu’il peut finalement faire rire, nous  pousse au doute : l’artisanat de luxe (la peinture en l’occurrence) est  bien allié aux formes les plus pauvres et/ou ignobles, au service de  représentations fragmentées. Le tableau est un Cheval de Troie à accrocher au  dessus d’un canapé : trop bien fait pour être honnête, trop absurde pour  ne pas être sincère.
 Alors,  comme je dois continuer à chercher l’origine de ces impressions abruptes, le  parallèle qui me vient nous dirige vers la philosophie, et trois de ses Maîtres  que l’on a appelé les « philosophes du soupçon » : Nietzsche,  Marx et Freud. Détruire les principes préétablis de la Morale, redéfinir la  société par des rapports économiques et hiérarchiques, établir les gestes, les  pensées et les perceptions comme régis par un univers interne et opaque,  consistait à remettre en cause, avec la radicalité la plus virulente, tout ce  qui entourait et constituait l’individu. D’une mission de lucidité et de  déconstruction des illusions, leurs œuvres sont devenues par ailleurs des travaux  conscient de leurs effets, c’est-à-dire ne niant jamais, voire instiguant  volontairement, un potentiel subversif.
 Cette  déconstruction des apparences, cette prise en compte du pouvoir et de la  morale, cette mise en avant de l’inconscient et de ses réflexes et, peut-être,  cette objectivité économique, font partie du travail d’Aline Bouvy et John  Gillis. C’est pourquoi je parle d’esthétique du soupçon. Les peintures  renvoient à des univers s’élargissant sans cesse et allant de plus en plus en  profondeur dans les terreurs infantiles de l’individu, dans sa condition  sociale, et dans ses tabous. Elles sont athées, elles sont hérétiques. La  peinture envisage ses effets psychiques, teintée d’humeurs, de rage ou d’une  sorte d’incompréhension ébahie. La but n’est pas de provoquer le rêve, ni le  cauchemar d’ailleurs, ou d’y faire une quelconque allusion. La finalité des  images est plutôt ici de renvoyer à une idiotie, une injustice, un non-sens,  une crudité de la réalité et des faits. L’objectif est de bouger sous une loupe  énorme l’abstrait et le concret, le séduisant et l’affreux, le clair et le  sombre qui nous entourent, en bref, de faire que l’image soit prête, tendue, à  mettre une claque à ce qui n’est logique qu’en surface, à l’aide d’une sorte de  matérialisme mystique.
 Alors,  comme le soupçon de nos philosophes, l’imagination possède ici une fonction de  contre-pouvoir. Débridée, elle est toujours singulière et incorruptible.
 
        
          Prince at the forum, du 24 mars au 6  mai 2012, un commissariat de Steven Bankhead et Jesse Benson.
 ©2012, pour la revue L'art même n°55 |