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Portrait dans la nature : une vidéo d'Anne Colomes

 

Un homme est filmé d'environ 10 mètres. Il est dans une forêt peu dense. Il fixe du regard un arbre devant lequel il est debout, à un mètre.
Il traverse le champ de la caméra de droite à gauche. Il a une trentaine d'année, une barbe courte, un bermuda beige, un polo bleu marine, un sac à dos. Il disparaît derrière une sorte de sapin de taille moyenne.
À quelques mètres, en contre-plongée, on le voit assis sur une grosse souche, de dos.
Il marche et s'éloigne de la caméra, toujours de dos, il contourne un arbre énorme. Il n'a plus de sac à dos.
En haut d'une butte recouverte d'arbres cassés et en décomposition on le voit, en pantalon, avec un K-Way bleu clair, portant quelque chose sous le bras. Il disparaît.
Il arrive par la gauche de l'écran, toujours à 5 ou 6 mètres, il descend un pente escarpée. Il tient des branche sous son bras droit, ramasse quelques branchages sur son chemin et se dirige vers la caméra qu'il semble ne pas voir. Il a une légère calvitie et les cheveux plutôt courts.
Très court travelling circulaire autour d'un arbre énorme, en contre-plongée.
Plan fixe sur le bout d'une grosse souche coupée, à moitié recouverte de mousse.
Autre plan fixe sur la même souche.
Plan fixe sur une sorte de limace tachetée, dans la mousse. Elle bouge lentement la tête et les antennes.
Une sorte de petite habitation en bois au premier plan à gauche, entourée d'une corde accrochée à des piquets, le bruit de la mer, une courte plage, la mer, plus loin, à quelques kilomètres, on voit qu'il y a une autre rive, bordée d'arbres très hauts. Vu de dos, le jeune home sort de la hutte, se dirige vers le rivage, il enlève son unique vêtement, un bermuda, et se met à l'eau.
À 20 mètres de distance, on le voit se baigner.
Plan sur la hutte, faite n'importe comment à base de bois flotté, une sorte d'igloo de plage. Le jeune homme arrive par la droite, il est nu et porte ses habits à la main. Puis il entre accroupi dans la cahute : l'entrée est très petite. La caméra tremble un peu.
Sur la plage il fait de la balançoire. Elle est accrochée à une très grosse branche qui traverse l'écran. La caméra est toujours loin.
À nouveau nu, il se dirige vers une avancée de rochers sur la mer. À 100 mètres on devine qu'il crapahute un peu et a l'air de chercher quelque chose entre les rochers. Un tiers de l'écran sur la gauche est pris par d'immenses arbres.
De très près il fixe un truc orange dans une flaque entre des rochers.
De très loin, il crapahute encore sur les rochers. Le plan dure assez longtemps.
Il est en bermuda, petit pull bleu marine, polo et sandales. Il est assis en tailleur entre les racines d'un arbre qui semble gigantesque. Il regarde sur sa droite. Là quelque chose a dû toucher le micro de la caméra car on entend quelques bruits de petits chocs sourds caractéristiques.
Il est sur la plage et porte un polo vert. Assis sur un arbre mort, il dessine ou inscrit quelque chose sur un objet posé sur ses genoux. Cela doit lui demander beaucoup de méticulosité tant il est penché sur son ouvrage.
Bruit de torrent assez important. Le jeune homme marche, plutôt maladroitement, sur les gros rochers qui longent le cours d'eau. Et il va le regarder.
Il se jette d'un monticule sur la plage en se balançant au bout d'une liane, comme Tarzan.
Il fait plus sombre, plan sur un arbre mort.
Il marche sur des arbres morts. Il tombe presque car joue à se mettre en équilibre sur des cailloux branlants, comme sur une poutre. Arrivée par la gauche, sortie au fond de l'écran, derrière les arbres.
Il marche sur la plage, on voit son reflet dans une flaque.

La vidéo dont je viens de décrire un tiers est d'une longueur totale de 32 minutes. Elle a été réalisée par Anne Colomes en 2006.
Évoquons quelques moments qui ponctuent le reste du film, avant d'en donner quelques clés : le jeune homme dessine des buches qu'il vient de fendre, il traverse dans une barque à moteur un bout de mer, on y aperçoit un chalutier ou un bateau de ce genre à travers la brume, il examine des arbres, il entre à l'intérieur d'un tronc d'arbre gigantesque...
Au fil de la vidéo, la caméra se rapproche très légèrement du personnage. De toute façon, quand elle en est tout près, le jeune homme est de dos.

Le protagoniste solitaire, en Robinson Crusoé, garde la démarche du citadin, et ses habits de gentleman farmer le font passer pour un type qui a atterri là par hasard.
On sent malgré tout chez lui une certaine aisance dans l'environnement sauvage : il aborde la forêt et la mer avec une familiarité assurée. C'est un amateur, entre la contemplation et l'étude.
À temps perdu il tente aussi de s'occuper avec ce qu'il a à sa disposition. Les stades élémentaires du loisir et du jeu (faire la balançoire, se baigner, se jeter sur le sable du bout d'une liane, escalader) sont mis en parallèle avec une oisiveté concentrée, mais aussi avec les obligations d'une vie à moitié sauvage. Car il faut construire, et avant de construire il faut analyser.
Un troisième personnage (en plus du « héros » et de la vidéaste) est ici une nature qui se manifeste dans son gigantisme. Les éléments n'ont rien d'hostiles, et ce portrait les montre remplis de sons inconnus, dans un équilibre serein et pacifique. On construit des cabanes, on garde une distance respectueuse, on trouve le temps inutile et on évoque un éternel retour.
En outre, je sais qu'Anne Colomes a mis en scène et filmé celui qui est son compagnon depuis plusieurs années. Sous cet angle, cette vidéo apparaît comme un signe d'affection. Et parce qu'il s'agit d'un portrait, elle propose une nouvelle définition de la muse, dont les genres sont intervertis.

 

Anne Colomes

 

pour la revue Pétunia n°2 ©2010