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Des documents sans valeur documentaire




Présentation

Bien que les vidéos de Sophie Cardonne contiennent des personnages vivant leur quotidien, qu’elles n’utilisent ni acteurs ni trucages, elles ne transmettent aucune information suffisamment précise pour être utilisées par un ethnologue ou un sociologue, elle ne peuvent être utilisées dans aucune enquête. Nous ne savons pas où ni quand ces scènes ont été prises. Nous savons seulement que les protagonistes sont en Europe de l’Ouest et les images semblent récentes. Nous sommes donc face à des documents à la valeur documentaire inexploitable. Même si on découvre ou redécouvre ces situations, elle ne nous apprennent rien.

Alors nous pouvons chercher le biais qui donne aux vidéos de Sophie Cardonne leur autonomie et qui fait d’elle un auteur plus que le réceptacle de la réalité qui l’entoure. D’abord le travail d’installation (vidéo-projections, photographie) forme des œuvres qui résistent aux modes directs de la communication. Nous sommes bien dans le champ de l’art et non dans celui du reportage télévisé ou cinématographique.

De plus ces documents subissent l’emprunte du regard de l’artiste, dans leur montage, dans des jeux de lumières ou de couleurs presque invisibles mais bien présents. En effet Sophie Cardonne signale en permanence et avec discrétion que ses images ont été fabriquées, que chaque scène a été construite sur un banc de montage, mais ses interventions ne retouchent pas l’aspect brut des premières prises.
Il reste un élément qui évite ce basculement vers le documentaire et qui tient le spectateur à distance : l’absence de verbe, de langage oral ou écrit. Il n’y a pas de voix off, pas d’interview, personne n‘est invité à s’exprimer sur les situation qu’il vit. En plus de conserver leur étrangeté aux moments de vie présentés, toute empathie avec les personnes filmées est anéantie et, effectivement, à partir du moment où on les prive de la parole, les personnages apparaissent un peu comme des robots téléguidés. Les possibilités d’identification du spectateur n’existent pas, alors que c’est justement le but du documentaire de nous faire nous identifier, par le biais du langage parlé au protagoniste ou au narrateur.


Précisions

Au risque d’ennuyer, décrivons quelques œuvres. Un premier triptyque de vidéos projetées d’une dizaine de minutes chacune, tournées caméra à l’épaule :

  • quelques moments d’un match de volley-ball féminin dans un gymnase quelconque, une dizaine de personne dans le public. On ne saura jamais quelle équipe a gagné. La caméra suit une des joueuses pendant la majeure partie du film. Le son est irritant : sifflet, crissements des chaussures sur le parquet, quelques cris de joueuses qui annoncent à leur équipe qu’elles vont réceptionner le ballon.

  • Une chorale associative en répétition. Elle s’exerce à un chant catholique. Des personnes d’ages et de sexes différents qui exécutent leur rôle avec sérieux dans une atmosphère bon enfant. On repère des liens de parenté entre différents personnages. Certains sont dissipés.

  • Un match de rugby en province. La caméra suit un joueur qui ne touchera le ballon qu’une fois pendant le film et qui marche sur le terrain en surveillant de temps en temps les actions qui se déroulent autour de lui. Une fanfare joue à tue-tête des airs festifs. A la fin, nous voyons une banderole sur laquelle est écrit «………………. Nous rêver».

Un deuxième triptyque de vidéos toujours filmé à l’épaule, accompagné d’une photographie de très petit format :

  • la photographie représente une petit madone posée dans une sorte de cabane ; d’elle on remarque quelques tronçonneuses sur des étagère.

  • Sur la musique de Gospel du film Sister Act, on voit en plan rapproché quelques poulets déguisés en bonne-sœurs dans un petit décor religieux. Apparemment il y a un public nombreux et enthousiaste à cette saynète.

  • Un feu dans la nature la nuit. Une trentaine de personnes autour qui discutent calmement. Une grande étoile d’ampoules blanches allumées. Au départ le feu semble sous l’étoile. A la fin du film, on voit un homme devant l’étoile, il la contemple sans bouger.

  • Un homme danse seul sur la célèbre chanson de disco I will survive, il danse plutôt bien. Il semble s’agiter dans une salle des fêtes, modestement décorée, de la province française. Plus tard, quelques personnes le rejoignent.


Extensions

Nous pouvons maintenant différencier les deux installations. La première montre des activités sociales organisées et régulières. Ici les sportifs ne gagnent pas, les chanteurs chantent faux. On ne peut pas mettre leur motivation en doute, mais un climat d’échec plane sur ces pratiques de loisir.

Dans le deuxième, c’est la photo de la petite Madone entourée de tronçonneuses qui vient donner à l’ensemble un climat opaque d’absurdité et contrebalancer l’esprit de fête des vidéos. Ces scènes sont obscènes, l’homme dansant sur de la musique disco plante le spectateur dans une position de voyeur, le feu avec l’étoile renvoie à une forme de dévotion occulte tandis que les poulets morts mis en scène et offerts en spectacle dans une parodie de superproduction comique hollywoodienne renvoie au caractère insoutenable de la mort elle-même.

Je serai alors tenté de trouver un point commun à ces deux installations, à ces six films. Chacun montre une activité de groupe, toujours sous l’ordre du loisir. En effet le sport (rugby, volley-ball), la musique, la manifestation publique stupéfiante (mises en scènes de volailles mortes sur des stands), fête de famille (homme qui danse), ou de quartier (feu de bois mêlé à un décor de noël), montrent des individus rassemblés autour d’une passion ou d’un événement particulier. En fait chacun des films désigne un culte, une foi particulière, et cette croyance (en un objet, une personne) semble toujours païenne. La disposition en triptyque des différents films peut désigner une référence au religieux, si elle n’est avant tout la mise en œuvre d’un jeu savant à partir des codes de chacune des vidéos, qui se répondent sans cesse. Sophie Cardonne met en scène d’infimes nuances entre différents types de croyances.
L’absence d’enthousiasme des participants frappe. Tout se passe normalement et calmement, le rôle de chacun semble être pré-déterminé. Nous sommes loin ici des orgies, des sacrifices, des potlatch décrits par Georges Bataille, et de l’évacuation exhubérante d’énergie, souvent violente, de la Dépense...

Bref, l’ordre règne, et chaque action semble ritualisée et codée à l’extrême ; des gestes du chef d’orchestre aux règles du jeu sportif, en passant par la danse et le comportement poli du participant à une fête de quartier. Et pourtant certaines scènes ont une réelle étrangeté. Comment peut-on regarder tranquillement le spectacle de volailles déguisées, ou un feu sous une étoile factice, pourquoi une statue de la vierge se retrouve au milieu de tronçonneuses, comment peut-on chanter gaiement des chants catholiques, ou s’extasier d’un match de rugby où apparemment il ne se passe rien ?


Conclusion

Il y a chez Sophie Cardonne une façon de dire que tout est déjà là, autour de nous. Et évidemment, quand un artiste travaille avec les problématiques de la croyance, de la foi, du culte ou du dévouement, et qu’il inclut le spectateur dans ses installations, on ne peut s’empêcher de penser que l’art fonctionne lui-même sur une croyance, sur un culte des objets, qu’il est avec ses codes et ses rituels propres, emprunt de religieux ; qu’on accorderait à l’œuvre d’art une capacité à transcender le réel, le dépasser, un intérêt supérieur à tout ce qui nous entoure quotidiennement. Sophie Cardonne nous montre au contraire que la réalité dépasse toujours la fiction, et l’artiste n’est jamais déçue des trouvailles qu’elle dissèque patiemment. Elle construit alors des dispositifs sophistiqués.

 

©2003